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Nos sorciers bien-aimés


Quand Harry Potter et Tolkien envoûtent petits et grands. Fin d’année 2001 magique. De livres en films, de «Harry Potter» au «Seigneur des anneaux», c’est, sous un déluge de dollars, le triomphe du merveilleux. Enquête sur un enchantement collectif...





Harry potter

Les Américains l’ont surnommé «Harry JackPotter». Depuis cinq ans ce petit gamin transforme tout ce qu’il touche en espèces sonnantes et trébuchantes. Les livres? Plus de 100 millions d’exemplaires vendus à travers le monde. Le film? 300 millions de dollars de recettes au box-office américain et déjà des dizaines de millions de spectateurs en Europe.


Et ce n’est pas fini. Hollywood annonce un deuxième «Harry Potter» en 2002 (déjà en cours de tournage), puis un troisième (le scénario est en cours d’écriture) en 2003. Quant au cinquième roman de la série, il devrait être publié dans le courant de l’année prochaine. Rien ne saurait donc arrêter «Harry Potter»? Si, peut-être. Car «le Seigneur des anneaux» vient à son tour d’entrer dans l’arène. L’histoire de cette épopée signée par John Ronald Reuel Tolkien (1892-1973) est très singulière.





Seigneur des anneaux


Ses trois volumes furent publiés en Angleterre entre 1954 et 1955. Dans les années 60, les hippies américains en font un livre culte et un peu plus tard, en Angleterre, les ancêtres du hard rock, Led Zeppelin, y feront référence dans plusieurs de leurs titres. Curieusement, ce «Seigneur» connaîtra deux publics, à l’image des éditions qui en seront proposées ici et là: soit dans des collections traditionnelles réservées à la jeunesse, soit au contraire dans des présentations plus sophistiquées – agrémentées de cartes, d’illustrations et autres lexiques – destinées au noyau dur des fans plus avertis et plus exigeants.


A première vue, ces deux univers n’offrent guère de points communs. Celui de Harry Potter présente une dominante sensible, facétieuse mais rarement inquiétante. A l’opposé, celui des hobbits, malgré ses facettes humoristiques, se veut plus rude, plus guerrier. Et pourtant ces deux mondes fascinent leurs admirateurs dans une mesure peu commune. Certains jeunes lecteurs de «Harry Potter», par exemple, ne se contentent pas de lire et de relire les aventures de leur héros: ils en apprennent aussi des pages entières par cœur! Comment expliquer cet incroyable attrait pour le merveilleux, la magie? Pourquoi ces thèmes qui, il n’y a pas si longtemps, paraissaient ringards, désuets sont-ils devenus soudain les nouveaux étendards des générations de demain? Le monde est-il donc si inquiétant que les enfants éprouvent le besoin de fuir à tout prix la réalité?


Agrégée de philosophie, docteur en esthétique, Isabelle Smadja a voulu comprendre les raisons de cet engouement. Mère de famille – elle a quatre enfants –, elle a eu l’idée d’écrire «Harry Potter, les raisons d’un succès» (1) après avoir vu sa propre fille dévorer les quatre romans de J. K. Rowling. Pour Isabelle Smadja, une évidence s’impose: «Si les romans de "Harry Potter" ont suscité un tel enthousiasme, c’est avant tout parce qu’ils proposent une lecture du monde rassurante, humaine et généreuse. Il s’agit en fait d’un véritable conte de fées moderne. D’ailleurs, dans les chapitres qui ouvrent "A l’école des sorciers", les références à Cendrillon sont nombreuses.


Comme elle, Harry Potter est orphelin et il est élevé par une famille qui le déteste et le maltraite. Par la suite, et nous restons toujours dans la structure du conte, il va subir une série d’épreuves dont il va devoir triompher.» Jusque-là, pas de surprise. Mais Isabelle Smadja va plus loin. A ses yeux, le succès des romans de J. K. Rowling s’explique par le rejet de la littérature pour enfants publiée ces dernières années. Une littérature alors largement dominée par une veine réaliste qui ambitionne de faire comprendre aux enfants la dure réalité du monde dans lequel ils vivent. Et de citer un roman de Marie-Aude Murail, «Oh, boy! » (2): «C’est un livre qui raconte l’histoire de trois enfants abandonnés par leur père. Leur mère se suicide. Ils sont confiés à un foyer. Un demi-frère, homosexuel, propose de les accueillir. Là-dessus, l’aîné, un garçon surdoué âgé de 14 ans, apprend qu’il a une leucémie… Je ne dis pas que c’est un livre mal écrit ou sans intérêt, d’autant qu’il a eu, je crois, un certain succès, mais je n’ai pas été convaincue… Dans la même veine, j’ai lu "le Passage" (3), de Louis Sachar, récit d’un séjour qu’effectue un adolescent dans un camp de redressement au Texas. C’est assez effrayant! Je ne suis pas persuadée que les enfants soient très attirés par ce type de récits.»


Face à ces lascars, Harry Potter pèse un tout autre poids. Aux yeux des enfants, toujours selon Isabelle Smadja, il dispose d’un incomparable atout: il pleure. «Je comprends que J. K. Rowling se soit vu refuser son premier manuscrit par la plupart des éditeurs. Dans la littérature pour la jeunesse, ça ne se fait pas de verser des larmes, surtout pour un garçon. Harry, lui, n’a pas honte de pleurer ses parents morts. Cela peut passer pour de la sensiblerie dans un monde où on apprend aux enfants, à travers les jeux vidéo, que tuer est un plaisir. Rowling dit au contraire que tuer ça fait souffrir, et que la pire des choses qui puisse arriver à un enfant c’est de voir mourir ses parents. A cet égard, je pense que les livres de "Harry Potter" expriment un retour à l’innocence du monde de l’enfant.»


Si l’on en croit Isabelle Smadja, le jeune héros des récits de J. K. Rowling serait donc le porte-drapeau d’un certain retour à l’ordre. Elle rappelle que l’école des sorciers fréquentée par Harry Potter n’a rien d’un joyeux capharnaüm: les élèves y sont soumis à un règlement, ils subissent des devoirs, ils ont des notes et, les tours de magie exceptés, ils se comportent comme des enfants ordinaires. Est-ce à dire que les lecteurs de «Harry Potter» n’iraient chercher dans ses récits que la simple image, à peine modifiée, du monde dans lequel ils vivent? La réponse est évidemment plus complexe. En septembre dernier, l’Association américaine des Psychiatres a convoqué un symposium à La Nouvelle-Orléans pour évoquer le cas de cher Harry. Lea Dickstein, professeur de psychiatrie à l’université de Louisville (Kentucky), a ainsi présenté les travaux de cette assemblée: «La question que nous nous sommes posée était la suivante: pourquoi l’histoire d’un petit garçon orphelin, maltraité par sa famille jusqu’à ce qu’il apprenne qu’il est sorcier, se vend-elle à des millions d’exemplaires?»


Réponse: «Parce que cela aide certains enfants à comprendre qu’ils ne sont pas les seuls à avoir perdu des parents, à avoir été maltraités, à avoir ressenti la solitude et la peur et toutes ces choses terribles.»
François Flahault, chercheur au CNRS et directeur du Centre de Recherches sur les Arts et la Littérature (4), aboutit à un constat qui n’est pas très éloigné de cette affirmation. Pour lui, nombre d’aspects mis en avant par Rowling se révèlent tout à fait bénéfiques pour les jeunes lecteurs. Exemple: la sorcellerie. «On ne peut ignorer, déclare-t-il, que les enfants se sentent en infériorité, du point de vue de la puissance, face aux adultes. Quand ils lisent une histoire où des enfants bénéficient d’un surcroît de puissance en ayant recours à la magie, ils ne peuvent qu’être séduits.»


Mais il est un point bien plus déterminant, celui-là, qui concerne le mécanisme même de la séduction que peut exercer un récit. Il s’agit de ce que Flahault appelle «l’expérience de l’infini». Comment celle-ci se traduit-elle? «Dans les contes, il arrive très fréquemment que l’on croise un loup ou un ogre. Le propre de ces personnages est de n’admettre aucune limite dans les rapports qu’ils ont avec les autres. La meilleure preuve en est qu’ils les dévorent. Pour eux, il n’y a pas de place pour deux. Et en ce sens ils donnent figure à un infini. Si les enfants réagissent fortement face à de tels monstres, c’est parce qu’ils ont déjà en eux, très tôt, dès l’âge de 4 ans, cette même notion d’illimité. Ils rêvent d’une existence totale, sans contraintes, uniquement dirigée par eux et pour eux. C’est un désir d’absolu. Face à cet infini, ils ont une attitude partagée, il leur apparaît comme une manifestation inquiétante, et en même temps alléchante, fascinante.»


Pour François Flahault, cette dimension apparaît très nettement chez Harry Potter, celui-ci évoluant entre le monde des Moldus (les êtres humains) et le monde de Voldemort, ce personnage maléfique qui, «comme un ogre, ne se plie à aucune limite et est capable de déployer une puissance totalement prédatrice».


Ainsi mise au jour, la technique de Rowling paraît d’une simplicité déconcertante puisqu’elle repose sur les recettes éprouvées du conte. Une preuve encore? Les aller et retour qu’effectue Harry Potter entre le quotidien et le fantastique, et qui fascinent tant ses admirateurs, n’ont rien d’extraordinaire puisqu’on retrouve semblables situations dans nombre de récits orientaux et européens. Suite de l' article en lien ...


Par Bernard Géniès pour:
Nouvelobs


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