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A deux voix, à propos des cordes

Une interview de Robbert Dijkgraaf et Brian Greene pour RDT Info. Ca parle de belle physique en terme simple et intelligent.
La mécanique quantique décrit le monde de l'infiniment petit, rendant compte des interactions très singulières agissant au niveau des particules. La théorie de la relativité générale établie par Einstein s'applique à l'infiniment grand. Elle unifie l'espace et le temps en une seule entité (l'espace-temps) dont la déformation explique la gravitation universelle entre les grands objets galactiques et stellaires de l'Univers. Le défi majeur de la physique actuelle est de jeter un pont entre ces deux approches et de formuler une nouvelle théorie unifiée – à laquelle les scientifiques ont déjà attribué l'appellation fusionnée de "gravité quantique".

Initié au cours des années 70', le développement de l'approche mathématique des "cordes" suscite un immense espoir de réussir ce pari. Explications de Robbert Dijkgraaf, professeur à l'université d'Amsterdam (NL) et de Brian Greene, professeur à l'université de Columbia (USA), deux acteurs du Conseil Solvay, orateurs de la Conférence publique de clôture de ce sommet scientifique.



Pourquoi la physique contemporaine est-elle à ce point "obsédée" par ce Graal de la gravité quantique?



Robbert Dijkgraaf: Parce que la dualité entre les deux approches, quantique et gravitationnelle, que nous a léguée le XXème siècle, apparaît comme intenable. La Nature n'est pas scindée en deux et l'on ne peut plus se contenter de la décrire avec deux théories distinctes – l'une valable aux petites échelles, l'autre aux grandes – qui ne se parlent pas. Si nous ne dépassons pas cette contradiction, nous ne pouvons plus avancer dans notre compréhension de l'Univers, du Big Bang initial et des particules élémentaires qui en ont jailli.


Brian Greene: J'ajouterai qu'il n'y a pas de frontière claire, traçant la fin de ce qui est "petit" et l'entrée dans le domaine du "grand". Cette impossibilité de démarcation est, par nature, le moteur de cette impérieuse nécessité de formuler ce nouveau cadre d'une théorie de la gravité quantique.



Parmi toutes les approches pouvant fonder ce challenge d'unification, la théorie des cordes semble la plus prometteuse. Quels en sont les principes?



R.D.: La théorie des cordes repose sur le fait que, dans le monde quantique, les choses sont "floues". Qu'est-ce que cela signifie? Imaginons que l'on "zoome" de plus en plus sur une photo. A un certain moment, on ne verra plus une image mais seulement des "entités" imprécises – noires, blanches ou colorées –, analogues à ce que les technologies numériques désignent sous le nom de pixels.


Ainsi, pour combiner la théorie de la relativité générale (décrivant l'espace et le temps) avec le principe quantique (selon lequel les choses deviennent floues aux très petites échelles), il est beaucoup plus réaliste de ne pas considérer les particules comme des points parfaitement définis. La théorie des cordes permet de rendre compte de leur nature intrinsèquement floue en les décrivant comme des sortes de petites cordes (des objets à une dimension) au lieu de points parfaits (des objets à "zéro dimension").


Cette approche est passionnante car, si vous assimilez la notion de particule à une corde, vous pouvez mettre en route une démarche mathématique permettant d'appliquer les équations de la relativité générale d'Einstein, sans avoir besoin d'échafauder aucune hypothèse supplémentaire. Lorsque les physiciens réalisèrent cette possibilité, il y a une trentaine d'années, ils comprirent qu'ils détenaient une pièce importante du puzzle susceptible de combiner la relativité générale avec la mécanique quantique. Il s'agissait là d'une nouvelle manière de considérer la théorie d'Einstein.





ISS




Où en est-on aujourd'hui ?



B.G.: La théorie des cordes constitue actuellement un superbe édifice mathématique avec de belles équations qui permettent de prédire l'existence de nouvelles particules que personne n'a encore observées. Le défi est maintenant d'étayer de telles prédictions par des expériences qui en confirment la validité.



Comment peut-on réussir à obtenir de telles preuves ?
La galaxie Messier 83.



Les milliards d'étoiles des galaxies ne sont que la partie visible de ces icebergs de l'espace. La majeure partie de la matière qu'elles contiennent est faite d'une invisible matière noire. Ici, la galaxie Messier 83, au sud de la constellation Hydra. Sa distance est d'environ 15 millions d'années-lumière.


B. G.: L'espoir est que, dans les débris de collisions de particules très énergétiques – tels les protons qui se percuteront à grande vitesse dans le futur accélérateur Large Hadron Collider (LHC) du CERN – on pourrait trouver ces particules encore inobservées et qualifiées de supersymétriques.


Une autre possibilité réside dans le fait que la théorie des cordes prédit un Univers dont l'espace possède plus de trois dimensions. Aux hautes énergies, des particules pourraient ainsi être éjectées de notre tridimensionnalité, emportant avec elles leur énergie. Le détecteur percevrait ainsi moins d'énergie à la fin de la collision qu'au début, cette différence étant alors la preuve de l'existence de dimensions supplémentaires.


La validité de la théorie des cordes pourrait aussi être étayée par des observations astronomiques, par exemple grâce à l'analyse de la variation de la température des radiations émises à la suite du Big Bang – ce que l'on appelle le rayonnement de fond cosmologique (CMB) (1). Le satellite Planck, qui doit être lancé au cours de l'année 2007, devrait mesurer la température du CMB avec une résolution inégalée – et il y a une chance qu'il y détecte l'empreinte confirmant le bien-fondé de l'hypothèse des cordes.


R. D.: De plus, durant ces cinq dernières années, les observations cosmologiques ont montré que seuls 4% du contenu énergétique de l'Univers sont de nature connue. 96 % restent donc inexpliqués, dont un quart serait des particules non visibles, que l'on a définies comme étant la "matière noire". Mais nous ignorons tout de la nature réelle de telles particules. Un nouvel instrument, tel que le LHC, pourrait permettre de la découvrir.



Mais comment est-il possible d'imaginer que l'Univers contienne en abondance une matière noire, tellement étrangère à notre entendement ?



R.D.: De manière générale, la matière que nous connaissons dans l'Univers interagit par le biais des forces fondamentales. Ainsi, la lumière émise par un objet céleste est le fait de l'interaction électromagnétique et c'est ce qui le rend visible. Mais, il peut exister des particules qui n'interagissent pas, ou peu. Il n'y a, en effet, aucune raison pour que tout interagisse avec tout dans l'Univers. Grâce à la théorie des cordes, on peut prédire l'existence de particules ignorant le "langage" de l'interaction par l'intermédiaire des forces électromagnétiques ou nucléaires. On peut affirmer que, dès lors qu'elles existent, elles sont porteuses d'énergie, ce qui implique qu'elles sont nécessairement soumises à la loi commune de la gravité. Cette caractéristique est donc le premier moyen d'identifier des particules "candidates" à la qualification de la matière noire. Mais la théorie des cordes va plus loin en établissant que la ou les candidates les mieux placées seront celles qui seront les plus légères et présenteront la caractéristique de la supersymétrie.



Pourquoi ces particules de matière noire devraient-elles être les plus légères – que veut dire ce concept singulier de supersymétrie ?



R.D.: L'extrême légèreté de telles particules signifie qu'elles ont atteint une limite qui les empêche de se désintégrer. Elles seraient dans un état ultime de stabilité qui pourrait en faire des candidates particulièrement répandues dans tout l'Univers.


Quant à la supersymétrie, il faut partir du constat que l'observation de la Nature établit deux catégories. On peut distinguer, d'une part, ce que nous désignons sous le terme de matière et, de l'autre, les forces qui s'exercent au sein de cette dernière, par exemple les forces de nature électrique. Nous avons l'habitude de considérer ces deux aspects de façon séparée, c'est-à-dire non symétrique. La théorie des cordes établit qu'il est nécessaire de s'affranchir de cette division en introduisant le concept de supersymétrie. Celui-ci répond à l'hypothèse qu'il existe bien une symétrie connectant matière et force, telle l'image d'un objet dans un miroir. Grâce à cette hypothèse, on peut fonder l'existence de nouvelles particules susceptibles de constituer la matière noire de l'Univers. C'est une piste conceptuelle très importante, mais qui n'a pas dépassé actuellement le cadre théorique. Qu'en est-il dans la Nature? Aucune preuve expérimentale de la réalité de la supersymétrie n'a été apportée jusqu'ici.



Notre perception humaine de l'Univers s'appuie traditionnellement sur trois dimensions spatiales (hauteur, largeur, profondeur) auxquelles s'adjoint la quatrième dimension du temps. Or, la théorie des cordes introduit et rend nécessaire un espace plus que tridimensionnel. La signification d'un espace doté de dimensions que nous ne pouvons pas percevoir est pour le moins malaisée...


B.G.: Jusqu'à présent, la plupart des théories physiques ont, en effet, été construites sur le postulat de la tridimensionnalité de l'Univers. La théorie des cordes ne pose pas, pour sa part, un nombre préétabli de dimensions spatiales de l'Univers mais, par un raisonnement purement mathématique, en arrive à prédire qu'il doit y avoir plus de trois. Comment se fait-il que nous soyons incapables de percevoir cette possibilité de dimensions supplémentaires ? Celles-ci pourraient être imperceptibles, parce qu'elles seraient en quelque sorte "repliées sur elles-mêmes". A la manière d'une fourmi sur un fil, nous ne pourrions nous mouvoir que le long de ce fil, ignorant la dimension liée à son épaisseur. Une autre possibilité serait que ces extra-dimensions se situent dans une telle ampleur qu'elles ne peuvent être distinguées à partir du point de vue où nous nous situons dans l'Univers. Ainsi, la capacité de nos yeux ou de nos instruments à capter de la lumière ou des rayonnements provenant de l'Univers serait tout simplement fermée à d'autres dimensions d'espace que nous ne sommes pas outillés pour percevoir.



Pour en revenir à la quête de la théorie de la gravité quantique, peut-on imaginer que celle-ci débouchera sur une unification des quatre forces fondamentales identifiées par la physique, à savoir la force électromagnétique, les interactions nucléaires fortes et faibles en mécanique quantique et la force gravitationnelle de la relativité générale?




B.G.: Il n'est pas nécessaire d'unifier toutes les forces pour construire une théorie de la gravité quantique, mais c'est pourtant l'une des conséquences de ce que nous propose la théorie des cordes. Cependant, dans d'autres approches fusionnant la gravité et la mécanique quantique – la théorie des cordes n'est pas la seule –, ceci n'est pas nécessaire. Seules les données expérimentales trancheront cette question.


R.D.: Il faut néanmoins souligner qu'il existe déjà des données dans ce débat. Ainsi, les forces fondamentales varient énormément dans leurs propriétés et leurs amplitudes. Dans les atomes, les forces nucléaires sont extrêmement importantes alors que la gravité est très faible. Cependant si, au cours d'expériences, on augmente de plus en plus l'énergie des particules, les propriétés des forces deviennent de plus en plus similaires et finissent par acquérir toutes à peu près la même amplitude. On constate ainsi que, dans les domaines de hautes énergies, elles tendent naturellement à s'unifier.


B.G.:Ces conditions de hautes énergies étaient probablement celles qui prévalaient au début de l'Univers et, si nous avions vécu à cette époque, nous n'aurions sans doute perçu qu'une unique force maîtresse au lieu de quatre.



A la question "Y a-t-il quelque chose avant le Big Bang", Stephen Hawking a un jour répondu "Il n'y a rien au nord du pôle Nord"…



R.D.: Cette question revient à se demander comment le temps et l'espace peuvent commencer avec le Big Bang. Au fur et à mesure que l'on se rapproche du Big Bang, les concepts de temps et d'espace n'ont plus de sens, comme la latitude lorsqu'on arrive au pôle Nord.



Mais alors, d'où proviennent le temps et l'espace?



R.D. : Selon certaines théories, l'espace pourrait surgir du néant, et un phénomène similaire concerne probablement le temps.



Comment l'espace et le temps peuvent-ils surgir de rien?



R.D.: Prenons l'exemple de la température. Une pièce contient des éléments gazeux, formés de molécules. Chacune de celles-ci porte une énergie et l'énergie moyenne de l'ensemble donne ce que l'on appelle la température. S'il ne reste plus qu'une seule molécule, la notion de température n'est plus définie. Ainsi, la température, la pression et beaucoup d'autres concepts, ne peuvent émerger que s'il existe un grand nombre de particules. Par conséquent, certaines lois fondamentales de la physique ne valent qu'au-delà d'une certaine limite. Ce pourrait être également le cas de l'espace et du temps.


B.G.: On pourrait aussi imaginer un pré-Big Bang, à savoir un Univers existant avant le Big Bang, qui se serait effondré sur lui-même en un état fondamental d'où émergeraient l'espace et le temps.



Un trou noir est le résultat de l'effondrement d'une étoile massive. Comme pour le Big Bang, la relativité générale prédit que toute la matière de l'étoile s'effondre en un point de densité infinie. Que dit la théorie des cordes à ce sujet?



R.D.: L'amusant, avec les trous noirs, est qu'ils sont une sorte de mini version du Big Bang avec lequel ils présentent des similitudes, mais dans le sens inverse. La matière tombe dans un trou noir alors qu'elle émerge du Big Bang. Certains astrophysiciens, notamment Stephen Hawking, ont montré qu'un trou noir n'est pas noir mais qu'il rayonne de particules. Il s'évapore. Ses équations étaient une approximation mais la théorie des cordes permet désormais de les formuler de manière exacte, en incluant tous les effets quantiques aux très petites échelles.


B.G.: Si des trous noirs microscopiques pouvaient un jour être produits dans le LHC – c'est un espoir des astrophysiciens –, il serait possible d'examiner les produits de leur évaporation et de les regarder se désintégrer.


R.D.: Et l'énergie dégagée par cette désintégration sera telle que n'importe quelle particule pourrait en résulter, nous offrant une chance de détecter les fameuses particules supersymétriques prédites par la théorie des cordes.




RDT Info:
Magazine de la recherche européenne




Photo:
The HubbleSite





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